Le sociologue Bernard Lahire, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, a toujours cherché à concilier les questions fondamentales de sa discipline avec des enquêtes empiriques et précises dans des domaines variés, de l’école jusqu’à l’art, en passant par l’usage sociologique des songes. Après les deux tomes de L’Interprétation sociologique des rêves (La Découverte, 2018 et 2021) ou Enfances de classes (Seuil, 2019), il publie aujourd’hui Les Structures fondamentales des sociétés humaines, une somme avec laquelle il cherche à redonner vie à une idée qui inspira les grands précurseurs de la sociologie : dégager les lois qui structurent l’ensemble de l’existence sociale humaine, en s’appuyant notamment sur la biologie. Entretien autour d’une ambition qui va délibérément à contre-courant des tendances actuelles.
Quelle place votre nouvel essai tient-il dans le cheminement de votre travail ?
Disons qu’il m’a fallu passer par tous mes travaux théoriques et empiriques, et par la lecture de très nombreuses publications, anciennes comme récentes, pour bien prendre conscience de la nature de mes insatisfactions grandissantes par rapport à beaucoup de recherches en sciences sociales, et finir par proposer, avec cet ouvrage, un changement radical de cadre. Changement concernant la nature des connaissances produites par les sciences sociales, les rapports que nous entretenons avec les sciences de la nature, et donc notre conception du lien entre nature et culture ; changement également concernant les liens entre invariants transhistoriques et variations culturelles. Par exemple, il ne faut pas oublier de s’interroger sur le fait central que les phénomènes de domination sont présents dans toutes les sociétés connues, même s’ils prennent à chaque fois des formes spécifiques.
Je pense notamment qu’anthropologie, histoire et sociologie sont bien trop fascinées par la diversité et le pointage des singularités culturelles. Or il est impossible de comprendre réellement les variations sans dégager les invariants à partir desquels elles se déploient. C’est donc à la fois un bilan scientifique personnel, un hommage rendu à cent cinquante ans d’histoire des sciences sociales, et un moment de rupture.
Vous faites un constat pessimiste sur une sociologie que vous voyez en situation d’échec, vouée à la spécialisation, à l’expertise, au rejet des questions fondamentales. A quoi attribuez-vous cette situation ?
La division du travail scientifique et l’hyperspécialisation sont des phénomènes qui ne touchent pas que les sciences sociales. Certains physiciens ou biologistes s’en plaignent tout autant. Mais ils ne sont pas dans la même situation épistémologique que les sciences sociales, parce qu’ils ont des théories cadres (celles qui sont associées aux noms de Newton ou d’Einstein pour la physique, de Darwin pour la biologie), des lois ou des principes qui condensent les résultats scientifiques les plus marquants, incontestables, et leur permettent d’avancer.
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