En théorie, les domestiques ont cédé la place aux services à la personne et les hôtels de luxe ont remplacé les hôtels particuliers. Mais, en pratique, les serviteurs sont toujours là. Ils servent les très riches, et ils leur servent aussi à se distinguer des seulement riches. Certes, leur rôle et leur statut ont changé depuis l'Ancien Régime, la charge héréditaire s'étant muée en métier. Mais que devient un symbole de l'aristocratie lorsque la bourgeoisie se l'approprie ? C'est l'une des questions passionnantes posées par la sociologue Alizée Delpierre dans « Servir les riches, les domestiques chez les grandes fortunes ». L'enjeu ? Comprendre comment une pratique de l'ancien monde s'est transformée en marque de prestige, et quelles relations entretiennent aujourd'hui maîtres et serviteurs.

Une enquête immersive                                                                                         

Alizée Delpierre est allée à la rencontre non pas de femmes de ménage, personnel de maison travaillant quelques heures chez les uns et chez les autres, mais des « domestiques », qui sont nuit et jour au service de « grandes familles ». Elle n'a lésiné sur aucun moyen, se faisant même embaucher, devenant nanny puis aide-cuisinière dans l'une de ces familles à super-patrimoine. Cette enquête de l'intérieur n'était pas de trop pour découvrir ces PME familiales où une équipe de domestiques œuvre pour les petits comme pour les grands, du lever au coucher en passant par la sortie de l'école : servir tout le temps, durant les mois de travail comme les périodes de congé, et les suivre l'été, par exemple dans cette villa en Chine où résident six autres domestiques.  Ce voyage chez les grosses fortunes est une manière de comprendre la complexité des relations sociales entre les êtres : comment se construisent les relations de domination ? Dans le cas de cette domesticité, il s'agit d'une exploitation dorée où le personnel de maison est traité comme s'il appartenait à la famille, l'essentiel de la complexité résidant dans ce « comme si ». C'est ce qu'Alizée Delpierre appelle « l'exploitation dorée », avec un « package » se composant, parfois, d'un salaire de cadre supérieur – 8 000 euros – auquel s'ajoutent primes, sacs de luxe, consultations médicales chez de grands spécialistes, règlement des frais de scolarité dans des écoles privées prestigieuses pour leurs enfants… De nombreux artifices contribuent à réduire, en apparence, l'écart de mode de vie entre ces gens fortunés et leurs serviteurs.

Un changement de vie                 

Alizée Delpierre évoque des destins de vie qui peuvent passer pour des success-stories. Ainsi Marius, assistant personnel à la tête d'une équipe de domestiques, ne sait plus ce qu'est un mois d'hiver enneigé, puisqu'il accompagne ses patrons dans des contrées exotiques. Il est ainsi allé en Nouvelle-Calédonie, à l'île Maurice, à Saint-Barth… « Les Seychelles, c'est pas mal, mais ce n'est pas ce que je préfère. » Et d'ajouter : « À force de vivre au paradis, on devient difficile. » Un destin inespéré pour cet immigré roumain qui a dormi dehors en Espagne et passé les frontières clandestinement. Aujourd'hui, il gagne jusqu'à 16 000 euros certains mois, s'offre des bouteilles de champagne valant un SMIC et a un point commun avec son patron, dirigeant du CAC 40 : le même sentiment d'avoir réussi sa vie. Être riche n'est pas contagieux, mais le fait d'être au service de ceux qui le sont permet de modifier sa manière de vivre, son goût, la façon de se vêtir – « Mes patrons me grandissent », dit l'un d'entre eux, conquis par ce mélange de paternalisme et de générosité. C'est ce que la sociologue appelle l'« illusio » de la domesticité, l'inégalité de situation entre patrons et domestiques étant souvent maquillée par le fait que les premiers se posent en bienfaiteurs. L'entreprise où travaillent ces serviteurs n'est pas une ONG, le lien salarial ne rentre pas dans le cadre d'une action caritative, mais dans celui d'un échange entre supérieurs et subordonnés. Cette proximité n'atténue pas les rapports de domination ; en un sens, elle les aggrave en les camouflant derrière une couche épaisse de paternalisme.

Une question de richesse                                                                                       

Ces cohortes de domestiques ne semblent pas seulement anachroniques ; elles passent pour follement superflues. Pourtant, ces riches-là présentent leurs services comme relevant d'un besoin – un besoin d'autant plus étrange que le reste de la population ne l'éprouve pas. Voilà un moyen de faire valoir son rang, d'afficher sa fortune – ce que le sociologue du XIXe siècle Thorstein Veblen appelait « la consommation ostentatoire ». Les serviteurs sont indispensables en raison du confort de vie qu'ils procurent, mais aussi pour en imposer aux autres, « comme les bagnoles », dit l'un d'entre eux. Or, ici, explique Alizée Delpierre, un hiatus se crée entre le vieil argent et le récent, l'aristocrate et le millionnaire, les premiers regardant les seconds de haut : ils ne « savent pas faire avec leurs domestiques », ils sont avant tout là pour être exhibés. Veblen parlait de « dépense délégataire », cette manière d'afficher sa fortune en effectuant des dépenses pour autrui : embaucher des domestiques, les habiller, choisir leurs fonctions… Plus elles sont saugrenues, plus elles témoignent de l'aisance du maître, plus elles peuvent faire sensation. Charles, un « nouveau riche », est devenu propriétaire d'un château ; il s'est attaché les services d'un « gardien rosier », métier qu'il a inventé pour devancer tous les désirs des roses, y compris leur faire écouter de la musique. Et cela marche ; auprès des roses, ce n'est pas certain, en revanche, dans le petit milieu qui entoure Charles, cette dépense terriblement superflue lui a permis d'être « au cœur des conversations », comme le dit une voisine, elle aussi très fortunée, et à coup sûr un peu envieuse.              

Au-delà des rapports sociaux des domestiques et de leurs maîtres, des tranches de vie se dessinent où se lisent le tragique et le romanesque : le livre d'Alizée Delpierre dévoile plus que le seul monde des très fortunés. Tocqueville avait noté que la démocratie modifiait les rapports entre le serviteur et le maître : « On rencontre encore quelquefois parmi nous un de ces vieux serviteurs de l'aristocratie. Il survit à sa race et disparaîtra bientôt avec elle. » Certains de ces serviteurs sont encore là ; ils demeurent comme les vestiges d'un jour révolu, souvenirs d'un temps où la domination des uns sur les autres était garante de l'ordre social. Pour ce monde-là, nous sommes encore en 1788.                                            

« Servir les riches, les domestiques chez les grandes fortunes », d'Alizée Delpierre (éd. La Découverte).